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Comprendre la théologie apophatique pour approfondir le sens et le rôle de l’icône…

( D'après Vladimir Lossky : " Essai sur la théologie mystique de l'Orient " )

 

1---Le problème de la connaissance de Dieu a été posé de façon radicale dans un traité attribué à Denys l’Aréopagite :   « De la théologie mystique ».

Denys conçoit 2 voies théologiques possibles :

1)      cataphatique ou positive qui procède par affirmations et nous fait accéder à une certaine connaissance de Dieu ; cette voie , selon lui, est imparfaite

2)      apophatique ou négative qui procède par négations et nous conduit à l’ignorance totale.

-Seule cette voie est convenable à l’égard de Dieu , inconnaissable par nature.

En effet, toute connaissance a pour objet ce qui est. Or Dieu est au delà de ce qui est ou existe.

La seule approche possible est de nier tout ce qui lui est inférieur, c’est à dire tout ce qui est.

-C’est donc par l’ignorance que l’on connaît Celui qui est au dessus de tous les objets de connaissances possibles, Celui qui n’est rien du tout dont il est la Cause…

Par les négations on écarte progressivement tout le connu pour s’approcher de l’Inconnu dans les ténèbres de l’ignorance.

-De même que la lumière rend les ténèbres invisibles, de même la connaissance, et surtout l’excès de connaissance supprime l’ignorance, seule voie pour atteindre Dieu en Lui-même.

 

2---St Thomas d ‘Aquin et la vraie nature de l’apophatisme.

-Or les 2 voies, transposées sur le plan de la dialectique, sont antinomiques, et c’est pourquoi St Thomas d’Aquin chercha à résoudre cela en tentant une synthèse ramenant les 2 voies en une seule. Il fit ainsi de la théologie négative une correction de la théologie affirmative :

les perfections finies que nous trouvons dans les êtres, si elles doivent être niées selon le mode de notre conception limitée, doivent être affirmées par rapport à Dieu selon un mode plus sublime, dit-il .

 Ainsi les négations se rapportent à la limitation de nos moyens d’expression, alors que les affirmations se rapportent à la perfection que l’on veut exprimer, qui est en Dieu autrement que dans les créatures…

Mais de toute évidence cette synthèse, si ingénieuse d’un point de vue philosophique, ne correspond pas à la pensée dionysiaque.

-Selon Denys, on ne peut mettre sur un même plan les 2 voies antinomiques pour en faire une synthèse car elles ne sont pas de même nature...

Il oppose la voie affirmative , qui est une descente des degrés supérieurs de l’être vers ses degrés inférieurs, à la voie négative, celle des détachements successifs, ascension vers l’ingognoscibilité…

-Afin de saisir la vraie nature de l’apophatisme , il faut renoncer aux sens et à l’intelligence rationnelle , à tout ce qui est et n’est pas. Ainsi seulement peut on atteindre dans l’ignorance absolue l’Union avec Celui qui surpasse tout être et toute science.

-Il ne s’agit pas d’un procédé dialectique mais d’un chemin de purification –une catharsis- nécessaire pour s’affranchir graduellement de l’emprise de tout ce qui peut être connu, un chemin de sainteté laissant derrière soi les lumières divines et les paroles célestes

-La théologie apophatique peut être définie essentiellement comme une voie vers l’union mystique avec Dieu dans laquelle on s’affranchit de ce qui voit  ( le sujet) et de ce qui est vu ( l’objet). Denys compare cette voie à la montée de Moïse sur le Sinaï, qui renonçant à tout savoir positif, pénètre dans la Ténêbre de l’inconnaissance.

Dieu n’est pas objet de connaissance ; sa nature est inconnaissable…

(le langage biblique parle de noces, d’épousailles…)

 

3---Plotin et le néo-platonisme

-Il existe dans la philosophie de Plotin des similitudes frappantes avec les aspects de la théologie mystique de Denys. Malgré toutes leurs ressemblances extérieures dues surtout au vocabulaire commun, il y a un abîme infranchissable entre les deux .

-Selon Plotin ni les sens ni l’intelligence ne sont aptes à nous rapprocher de l’Un, car ils appartiennent au domaine de l’être. Or la nature de l’Un est génératrice de tout, et n’est rien de ce qu’elle engendre ; toutes les propriétés que l’on trouve dans l’être (qualité/quantité;intelligence/ âme ; mouvement/repos ; lieu/temps) le rendent multiple. Ainsi, l’âme qui veut saisir l’Un par la science ou l’intuition, s’éloigne de l’unité et ne saisit donc que du multiple !

-Il s’agit alors de recourir à la voie extatique, à l’union où l’on est un avec son objet, où le sujet ne se distingue plus de son objet. C’est une réduction de l’être à la simplicité absolue .

Ce qu’on écarte dans la voie négative de Plotin, par une purification de nature intellectuelle, c’est le multiple, corrélatif à l’être. L’union avec le Un est prise de conscience de l’unité ontologique de l’homme avec Dieu.( une forme de mystique impersonnelle)

 

4---L’union mystique dionysiaque

-Selon Denys, Dieu est inconnaissable par nature ; il n’est pas le Dieu-unité primordial des néo-platoniciens. S’il est inconnaissable, ce n’est pas à cause de la débilité de notre entendement lié au multiple. Si l’incognoscibilité avait pour base la simplicité de l’Un, comme chez Plotin, Dieu ne serait pas inconnaissable par nature !

-Or, c’est justement l’incognoscibilité qui est la seule définition propre de Dieu chez Denys (si l’on peut parler de définitions propres…)

-« Il n’est pas l’Un, ni Unité » dit-il. Le nom le « plus sublime » est celui de « Trinité », qui nous apprend que Dieu n’est ni l’un ni le multiple ( Il n’est pas l’essence des philosophes, à trois modes de manifestation, ou bien trois êtres distincts ), mais surpasse cette antinomie, étant inconnaissable en ce qu’Il est, nous est-il appris dans le « Traité des noms divins ».

-C’est la conscience de l’incognoscibilité foncière de Dieu qui marque la limite entre le Dieu des philosophes et Celui de la Révélation. La philosophie grecque ignore la différence entre le créé et l’incréé, la création « ex nihilo » .

-Or il y a un abîme entre  la créature et le Créateur, et cet abîme creuse l’incognoscibilité de Dieu.

-L’extase chez Denys est une sortie de l’être comme tel , un renoncement au domaine du créé pour accéder à l’incréé, un affranchissement existentiel engageant l’être entier de celui qui veut connaître Dieu. Cela nécessite d’abord un « changement d’esprit continuel », ce que la Tradition appelle : métanoïa… ensuite, la prière qui est dialogue amoureux.

 

5---Théologie et concept.

-En cela sa théologie n’est pas une opération intellectuelle ; elle est plus qu’un jeu de l’esprit.

L’union mystique suppose une transformation dans la nature du sujet ; il reçoit l’état déifié. L’union est déification. Et dans cette union il ne connaît Dieu que comme incognoscible ; cette expérience ( qui est une grâce ) est une rencontre avec le Dieu personnel de la Révélation, la Trinité.

-Aucun concept philosophique n’est apte à rendre compte des profondeurs insondables de Dieu.

Tout concept relatif à Dieu est un simulacre, une image fallacieuse ; les concepts que nous formons selon notre entendement créent des idoles de Dieu-( l’icône, qui s’oppose ici radicalement à l’idole, est une démonstration, une manifestation de ce qui est caché et en cela, par son caractère apophatique, elle respecte le mystère inhérent à la Trinité).

-Il n’y a qu’un seul nom pour exprimer la nature divine : c’est létonnement qui saisit l’âme quand elle pense à Dieu.

-Pour la théologie négative, Dieu réside là où nos concepts n’ont pas d’accès. L’incognoscibilité absolue de la nature divine se fait de plus en plus évidente dans l’ascension spirituelle. L’âme ne cesse de désirer davantage ; l’ascension devient infinie et le désir inassouvissable.

 Le Cantique des cantiques rend compte poétiquement d’un amour qui n’atteint son Bien aimé que dans la conscience que l’union n’aura pas de fin, l’ascension pas de terme.

-La théologie doit être moins une recherche des connaissances positives sur l’être divin qu’une expérience de ce qui dépasse tout entendement.

-Ainsi l’apophatisme est une disposition d’esprit se refusant à la formation de concepts sur Dieu ; et cela exclut toute théologie abstraite et purement intellectuelle qui voudrait adapter à la pensée humaine les mystères de la sagesse de Dieu.

-Il n’y a pas de théologie en dehors de l’expérience : il faut changer , devenir un homme nouveau.

 

6---Et la théologie cataphatique ?

-Contrairement à la voie apophatique qui est celle de l’union, c’est une voie qui descend vers nous, une échelle des théophanies.

-Il serait cependant plus conforme à son essence de la définir comme une seule voie suivie en deux directions opposées, car la philosophie et la dialectique ici n’ont plus cours :

Dieu descend vers nous dans ses « énergies » qui le manifestent, nous montons vers lui dans les  « unions » où Il reste inconnaissable par nature.

-Or la théophanie suprême, l’Incarnation du Verbe, garde pour nous son caractère apophatique : le Superessentiel ( Celui qui est au delà de toute essence) se manifeste dans l’essence humaine, sans cesser d’être caché dans cette manifestation. Dieu, dans ses théophanies , se dérobe dans ce qu’Il est (nature divine) tout en se manifestant dans ce qu’Il n’est pas par sa nature(nature humaine).

-L’échelle de la théologie cataphatique qui nous révèle les «noms divins» tirés des Saintes Écritures est une série de degrés servant à la contemplation.

-Ces degrés ne sont pas des connaissances rationnelles qui nous permettent de développer une science positive sur la nature divine, mais plutôt des images ou idées aptes à remodeler nos facultés en vue de la contemplation de ce qui dépasse tout entendement.

-Ce qui paraît évident au degrés le plus bas de l’échelle ( Dieu n’est pas la pierre, Il n’est pas le feu ) l’est de moins en moins à mesure que l’on parvient au sommet de contemplation dans l’élan apophatique ( Dieu n’est pas l’être , Il n’est pas le bien ).

Des images ou des idées de plus en plus sublimes , il faut se garder d’en faire des idoles de Dieu, des concepts. Ainsi, dans la mesure où l’apophatisme reste lié à la théologie cataphatique, il lui ouvre à chaque degrés des horizons illimités de contemplation.

( Et l’icône est précisément une image- l’écriture d’une idée- qui permet de contempler la beauté divine même, Dieu en tant qu’il devient visible dans la création. Elle est l’expression par excellence, dans le domaine artistique, de la théologie négative.)

 

7---pour ne pas conclure …

-L’apophatisme n’est pas une branche de la théologie, un chapitre, une introduction inévitable sur l’incognoscibilité de Dieu après laquelle on passe tranquillement à l’exposé de la doctrine dans les termes habituels, propres à la raison humaine, à la philosophie commune.

-L’apophatisme nous apprend à garder notre pensée de suivre des voies naturelles et de former des concepts qui remplaceraient les réalités spirituelles. Les Pères de la tradition orientale, fidèles au principe apophatique de la théologie, ont su garder leur pensées sur le seuil du mystère et ne pas remplacer Dieu par des idoles de Dieu.

-Incognoscibilité ne signifie pas agnosticisme ou refus de connaître Dieu. La fin propre de la théologie négative n’est pas la connaissance mais l’union, la déification. Ce n’est donc pas une théologie abstraite, opérant avec des concepts, mais une théologie contemplative, élevant l’esprit et le cœur vers des réalités qui dépassent l’entendement.

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